Identité post-coloniale et héritage culinaire: pourquoi mangeons-nous encore comme nos ancêtres, même après des siècles ?
Même après les colonisations, les exils, les famines et les diasporas, les cuisines du monde ont résisté. Au-delà des assiettes, ce sont des archives vivantes qui se transmettent de génération en génération. Plongée dans une mémoire comestible, entre résistance silencieuse et fidélité ancestrale, à travers l’Afrique, l’Asie, les Amériques et le Maghreb. Une manière de renouer avec ses racines... jusque dans une cuillère de soupe.
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Quand la fourchette ne dit pas tout
À première vue, la mondialisation a aplati les identités culinaires : burgers à Dakar, sushis à Marseille, tacos à Tokyo. Pourtant, un Malien né à Paris continue de désirer un mafé. Une Tamoule installée à Toronto rêve encore d’un dosa. Ce n’est pas une simple question de goût.
La nourriture est un langage préverbal. Elle passe par le corps, la mémoire olfactive, les gestes transmis sans mots. Manger, c’est dire « je suis d’ici », même si le corps vit ailleurs.
« La nourriture, c’est la langue maternelle de l’exil. » — Samira Bendris, sociologue de la transmission familiale culinaire (Université de Lausanne, 2022).
Afrique subsaharienne : Résister par la cuisson
Pendant la colonisation, l’Afrique de l’Ouest a vu ses terres accaparées pour des cultures d’exportation : arachide, coton, cacao. Les régimes vivriers ont été marginalisés, la famine imposée en contrepartie.
Et pourtant, des recettes comme le tô (pâte de mil ou de sorgho) au Burkina Faso, le ndolé au Cameroun ou les plats à base de fonio au Mali ont survécu. « On nous a pris les semences, mais pas les gestes. » — Aminata Diallo, chef traditionnelle, Conakry (2019)
Le fonio, céréale très ancienne, est aujourd’hui remis à l’honneur dans les programmes de souveraineté alimentaire de la CEDEAO. En 2021, une étude menée par Slow Food International a recensé plus de 120 recettes ancestrales encore pratiquées dans les campagnes burkinabées.
Les femmes ont souvent été les dernières garantes de ces savoirs : comment cuire sans perdre les nutriments, quand récolter, comment conserver.
« Là où l’écriture est absente, la cuisine est archive. » — Dr Issa Traoré, "Alimentation et colonisation en Afrique de l’Ouest", UEMOA, 2018
Aujourd’hui : TikTok et Instagram sont devenus des vecteurs de transmission culinaire. Des jeunes partagent la préparation du tô, du foutou ou du gari avec des légendes comme : "Ma grand-mère ne m’a pas laissé de lettre, mais elle m’a appris ce plat".
Inde et Asie du Sud : L’épice contre l’oubli
La colonisation britannique a réorganisé l’agriculture indienne autour de cultures d’exportation : indigo, coton, thé. Mais aussi les corps, à travers la caste et la religion. Pourtant, le curry, les dhals, les plats tamouls et bengalis ont résisté. « Le curry est un codex identitaire. Il encode migration, caste, genre, et mémoire. » — Lizzie Collingham, "Curry: A Tale of Cooks and Conquerors", 2006
Les migrants engagés vers la Réunion, l’île Maurice ou les Antilles ont emporté leurs graines, leurs épices, et leurs gestes. Dans certaines familles brahmanes, des recettes restent orales, transmises dans un dialecte spécifique, parfois lors de rituels silencieux.
Aujourd’hui : Les femmes tamoules de Londres organisent des cercles de cuisine où chaque plat raconté vaut autant qu’un arbre généalogique.
Amériques : Mémoire autochtone et réinvention noire
Dans les Andes, le quinoa, le maïs ou la pomme de terre étaient les bases alimentaires bien avant l’arrivée des Espagnols. Malgré les missions chrétiennes, les déportations et le racisme, ces ingrédients sont restés, souvent portés par les femmes.
Au Guatemala, le pepián maya est encore cuisiné avec des graines de courge et des épices locales. En Bolivie, le chuño (pomme de terre déshydratée par le gel) continue d’être produit comme il y a 800 ans.
Les esclaves africains amenés en Amérique ont transmis des techniques culinaires comme la fermentation, le mijotage, ou le braisage, qu’on retrouve dans les ragoûts créoles, le gumbo ou la feijoada. « La mémoire noire a survécu par la marmite. » — Catherine Acholonu, "Voices of African Mothers", 2009
Maghreb et Proche-Orient : Rituels, exils et cuisine sacrée
Pendant la colonisation française, les tentatives d’imposer la "cuisine raffinée européenne" ont échoué face aux plats rituels. Le couscous, les tajines, les bricks, le mssemmen n’ont jamais cessé d’être cuisinés.
En Algérie, le couscous accompagne les grands passages : naissance, mariage, décès. En Syrie, les courgettes farcies (mahshi) sont transmises de mère en fille, souvent sans jamais avoir été écrites. « La cuisine n’est pas un art ici. C’est une mémoire du sang. » — Fatima Oussaïd, "Nos grands-mères savaient cuisiner pour survivre", 2020
Aujourd’hui : Des réfugiées syriennes en France créent des carnets de cuisine en ligne pour préserver la mémoire de leur mère ou grand-mère disparue.
Asie de l’Est et Pacifique : Calendriers lunaires et renaissance autochtone
En Chine, au Japon ou en Corée, la cuisine suit le rythme du calendrier lunaire. Les dim sum, le congee, ou les plats du Nouvel An sont autant de marqueurs temporels et sociaux.
En Corée, le kimchi est classé au patrimoine immatériel mondial. Sa transmission est codifiée dans certaines familles : la mère enseigne à la fille, qui ne peut le modifier sans validation.
Dans le Pacifique, les traditions culinaires ont failli disparaître avec la colonisation. Mais des projets communautaires en Polynésie et en Papouasie ont permis de restaurer le four traditionnel, de replanter des espèces oubliées, et de recréer des fêtes où l’on honore les ancêtres.
Et aujourd’hui ? Hiérarchie et honte culinaire
Dans de nombreux pays ex-colonisés, les plats européens restent associés à la réussite sociale. On apprend à utiliser les couverts, on méprise la main, on évite de parler de ces plats de l’enfance jugés trop simples.
Mais un retour s’opère. En ligne, dans les cercles familiaux, des jeunes redécouvrent les soupes "oubliées", les restes du passé, les plats de grand-mère. « C’est ma grand-mère qui m’a tout appris, pas l’école hôtelière. » — Ibrahima D., chef autodidacte sénégalais, Dakar, 2023
Des journaux de recettes familiaux émergent, des ateliers de cuisine généalogique se créent. Manger devient un acte de mémoire.
-Manger comme nos ancêtres, c’est résister
-Manger un plat ancien, c’est dire : « Je vous entends encore. » C’est transmettre sans bruit ce que l’histoire officielle a parfois effacé.
Dans un monde globalisé, renouer avec l’assiette ancestrale, c’est recréer un lien, intime et puissant, avec ceux qui nous ont précédés.
Manger comme nos ancêtres, c’est résister
Manger un plat ancien, c’est dire : « Je vous entends encore. » C’est transmettre sans bruit ce que l’histoire officielle a parfois effacé.
Dans un monde globalisé, renouer avec l’assiette ancestrale, c’est recréer un lien, intime et puissant, avec ceux qui nous ont précédés. C’est aussi choisir de ne pas oublier, de ne pas céder à l’effacement culturel, de porter au cœur de nos foyers ce qui fut souvent dévalorisé, nié ou oublié. C’est un acte profondément politique, affectif, mais aussi existentiel.
Car dans chaque geste répété, chaque ingrédient humble remis à l’honneur, c’est une voix silencieuse qui se réveille. Celle des grands-mères qui ont tout traversé, des esclaves qui n’ont rien laissé d’écrit mais tout transmis, des peuples autochtones spoliés mais debout. C’est le souvenir, tangible, vivant, d’une résistance douce, quotidienne, insoumise.
Et si la généalogie commençait… dans une soupe trop salée ?
Pour prolonger la réflexion sur la mémoire silencieuse des générations passées, je vous invite à lire cet autre article : "Le silence des anciens combattants : une bombe à retardement ?", où je décrypte comment les souvenirs tus peuvent se transmettre autrement que par les mots.
Sources :
Collingham, Lizzie. Curry: A Tale of Cooks and Conquerors. Oxford University Press, 2006
Dr Issa Traoré. Alimentation et colonisation en Afrique de l’Ouest. UEMOA, 2018
Fatima Oussaïd. Nos grands-mères savaient cuisiner pour survivre. Alger, 2020
Catherine Acholonu. Voices of African Mothers, 2009
Samira Bendris. Langage alimentaire et filiation. Université de Lausanne, 2022
Korean Food Heritage Center, Ministry of Culture, Seoul (2019)
Pacific Food and Identity, Te Papa Museum Archives, Nouvelle-Zélande, 2022
Collectif Cuisine Rébellion – Dakar, publication interne (2023)
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Sophie
Je n’ai jamais cherché à me tourner vers le passé, jusqu’au jour où j’ai compris qu’il vivait déjà en moi. À travers des récits oubliés, j’ai trouvé des clés qui éclairent ma propre histoire. Depuis, ce lien avec mes ancêtres m’accompagne et me révèle chaque jour un peu plus qui je suis.