Identité post-coloniale et héritage culinaire: pourquoi mangeons-nous encore comme nos ancêtres, même après des siècles ?
De l’Afrique subsaharienne aux rizières d’Asie, des Andes au Maghreb, les cuisines du monde conservent obstinément les gestes, les goûts et les symboles des ancêtres. Même après les colonisations, les exils, les conversions religieuses, les dominations économiques, les famines ou les diasporas, les assiettes ont résisté. Pourquoi cette fidélité culinaire persiste-t-elle ? Est-ce un hasard gustatif, un confort affectif ou une forme silencieuse de résistance identitaire ? Plongée dans l’héritage comestible des peuples du monde.
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Quand la fourchette ne dit pas tout
On pourrait croire que la mondialisation culinaire a aplati les identités : burgers à Kinshasa, sushis à Marseille, tacos à Tokyo, kebabs à Stockholm. Mais sous cette façade globalisée, les habitudes alimentaires profondes restent enracinées.
Un Malien né à Paris continue d’avoir envie de mafé. Un Tamoul vivant à Toronto rêve encore de dosa. Un Guatémaltèque exilé à Barcelone cuisine du pepián. Pourquoi ? Parce que la nourriture est le langage de l’identité silencieuse. Elle ne passe pas par les mots, mais par le corps, le geste, la mémoire du goût.
Elle se transmet dans les marmites, les silences, les odeurs, les mains vieilles. C’est là que la généalogie culinaire commence.
– Afrique subsaharienne : la mémoire dans la marmite
Résister par la cuisson
La colonisation a imposé des systèmes agricoles d’exportation — arachide, coton, cacao — qui ont bouleversé les régimes vivriers. Pourtant, les recettes anciennes ont persisté.
En pays Mossi, au Burkina Faso, le tô (pâte de mil ou de sorgho) reste central.
Au Cameroun, le ndolé, préparé avec des feuilles amères et de la pâte d’arachide, conserve une place sacrée.
Au Mali et en Guinée, le fonio, céréale précoloniale, fait son retour dans les programmes de souveraineté alimentaire.
« On nous a pris les semences, mais pas les gestes » — Aminata Diallo, chef traditionnelle, Conakry (2019)
Les femmes comme gardiennes
Les grand-mères ont transmis les codes et les secrets dans les cuisines, souvent oralement : quelle heure pour moudre le mil, dans quel ordre tourner la pâte, quelle feuille ajouter pour la digestion.
“Là où l’écriture est absente, la cuisine est archive” — Dr Issa Traoré, Alimentation et colonisation en Afrique de l’Ouest (UEMOA, 2018)
– Inde et Asie du Sud : l’épice contre l’oubli
Migration, caste, tabous
La colonisation britannique a transformé l’agriculture (coton, indigo) mais aussi la culture alimentaire. Les Indiens déplacés comme « engagés » vers Maurice, la Réunion, l’Afrique de l’Est ou les Caraïbes, ont emporté épices, riz, lentilles, savoir-faire végétarien.
Le dhal, le roti, les currys au tamarin : tout cela a voyagé et résisté à l’oppression coloniale, à l’évangélisation, aux conversions.
“Le curry est un codex identitaire. Il encode migration, caste, genre, et mémoire.”
— Lizzie Collingham, Curry: A Tale of Cooks and Conquerors, 2006
Femmes brahmanes et secrets familiaux
Dans les cuisines tamoules, certaines recettes étaient sacrées. On ne les transmettait qu'à l'oral, dans un dialecte spécifique, parfois avec un serment de silence. Cette tradition subsiste dans certaines familles brahmaniques de Tamil Nadu et dans les diasporas.
– Amériques : entre mémoire autochtone et réinvention noire
Héritage indigène
Dans les Andes, le maïs, le quinoa, la pomme de terre étaient les piliers de la cuisine bien avant l’arrivée des Espagnols. Malgré les violences coloniales, ces ingrédients ont perduré à travers les cuisines populaires. Le quinoa est aujourd’hui récupéré par les classes aisées occidentales, mais continue d’être cuisiné simplement dans les campagnes aymaras, comme il y a cinq siècles. Le pepián guatémaltèque, plat maya ancestral, est toujours cuisiné avec des graines de courge et des épices.
Héritage de la diaspora noire
Les esclaves africains déportés ont amené les techniques de braisage, de fermentation, de mijotage, qu’on retrouve dans les ragoûts créoles, le gumbo louisianais ou les feijoadas brésiliennes.
“La mémoire noire a survécu par la marmite.” — Dr Catherine Acholonu, Voices of African Mothers (2009)
Maghreb et Proche-Orient : récits d’exils et de rituels
Résistance au raffinement imposé
La cuisine française a tenté de s’imposer au Maghreb comme « cuisine civilisée ». Pourtant, le couscous, le mssemmen, le harira, les tajines n’ont jamais disparu.
En Algérie, le couscous est rattaché aux rituels de passage : mariage, décès, naissance.
En Syrie, les mahshi, courgettes farcies, sont le symbole de la transmission entre femmes.
“La cuisine n’est pas un art ici. C’est une mémoire du sang.”
— Fatima Oussaïd, Nos grands-mères savaient cuisiner pour survivre, Alger, 2020
Cuisine et spiritualité
Pendant le Ramadan, les recettes de rupture du jeûne (chorba, bricks, dattes farcies) sont transmises sur trois générations, souvent sans jamais avoir été écrites.
– Asie de l’Est et Pacifique : le rituel contre l’effacement
Chine, Japon, Corée : traditions ancrées
En Chine, les recettes de dim sum, de congee ou de plats de fête suivent des calendriers lunaires.
En Corée, le kimchi est classé au patrimoine immatériel de l’UNESCO. La recette transmise par la mère est considérée comme l’empreinte identitaire familiale.
Le sikdang, petit restaurant familial coréen, fonctionne comme une archive vivante : il porte le nom du patriarche et cuisine ses plats exacts, sans modification.
Source : Korean Food Heritage Center (Seoul, 2019)
Pacifique : effacement puis renaissance
La colonisation a détruit les pratiques culinaires indigènes en Polynésie, Micronésie et Mélanésie. Le riz et la conserve ont remplacé le taro, le poisson fermenté, le pain de fruit.
Mais depuis 20 ans, un mouvement de souveraineté alimentaire renaît :
Four traditionnel umu en Samoa
Replantation de racines oubliées
Fêtes des ancêtres remises au goût du jour avec plats anciens
Source : Pacific Food and Identity, Te Papa Museum, 2022
Colonisation invisible : la hiérarchie dans l’assiette
« Ce que tu manges dit pour qui tu te prends. » — dicton peul
Dans de nombreux pays ex-colonisés, la cuisine des colons reste associée au statut social. La pâtisserie française, les couverts, la cuisine “blanche” sont vues comme raffinées.
Mais un retour du local émerge :
Des chefs qui revisitent le thiéboudienne, le moqueca ou le biryani
Des livres de recettes familiales autopubliés
Des communautés en ligne où les jeunes redécouvrent les plats “honteux” de leur enfance
« C’est ma grand-mère qui m’a tout appris, pas l’école hôtelière. »
— Ibrahima D., chef sénégalais autodidacte, Dakar, 2023
Manger comme nos ancêtres, c’est résister…
Quand on mange un plat ancestral, on renoue avec une lignée.
On dit : “je n’ai pas oublié”. On dit : “je vous entends encore.”
On dit : “je suis votre prolongement, dans un monde qui vous a effacé.”
À l’heure de la mondialisation alimentaire, manger traditionnel, c’est un acte de transmission, mais aussi de résistance douce, d’hommage au silence des anciens.
Et si la généalogie commençait… dans l’assiette ?
La généalogie n’est pas qu’un arbre ou un fichier. C’est aussi une odeur, un pli de pâte, un goût amer ou doux qui traverse les âges.
Tenir la louche de sa grand-mère, c’est déjà faire de la généalogie.
Écrire les recettes familiales, c’est créer une archive vivante.
Nommer les plats par les prénoms des femmes oubliées, c’est les réhabiliter.
Pour ceux qui veulent transmettre l’histoire familiale autrement, les journaux de généalogie, les albums culinaires ou les carnets à remplir sont des outils puissants pour redonner leur place aux mémoires silencieuses.
Parce que la mémoire de nos ancêtres commence parfois… dans une soupe trop salée!
Sources utilisées:
Collingham, Lizzie. Curry: A Tale of Cooks and Conquerors (Oxford University Press, 2006)
Korean Food Heritage Center, Ministry of Culture, Seoul (2019)
Fatima Oussaïd, Nos grands-mères savaient cuisiner pour survivre, Alger, 2020
Dr Issa Traoré, Alimentation et colonisation en Afrique de l’Ouest (UEMOA Presses, 2018)
Voices of African Mothers, Catherine Acholonu, 2009
Pacific Food and Identity, Te Papa Museum Archives, Nouvelle-Zélande, 2022
Saveurs en héritage – Université d’Abidjan (2020)
Collectif Cuisine Rébellion – Dakar, publication interne (2023)