Le tabou du divorce dans la famille: Une rémance du XIXe siècle ?
Le divorce est souvent perçu comme un phénomène moderne, symptôme d’une société individualiste et instable. Pourtant, derrière chaque séparation se cache bien plus qu’un désaccord conjugal. Ce sont des échos lointains, des stigmates familiaux, des traces d’interdits sociaux profondément enracinés. Ce n’est pas tant la rupture elle-même qui dérange, mais ce qu’elle révèle : une mémoire longue, souvent douloureuse, faite de silences, d’exclusions et de modèles familiaux hérités. Cet article explore le divorce comme un fait culturel, symbolique et transgénérationnel, à travers l’histoire, les rituels, les tabous et les transformations contemporaines du lien conjugal.
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Introduction
Le divorce n’est pas qu’un acte administratif. C’est une fracture, un déplacement, un bouleversement intime — mais aussi une onde de choc collective. Dans de nombreuses familles à travers le monde, il continue de susciter malaise, silence ou jugement. Comment expliquer cette persistance du tabou dans des sociétés qui se veulent libérées, où près d’un mariage sur deux se solde aujourd’hui par une séparation ? Et si ce malaise puisait ses racines dans une mémoire bien plus profonde que le simple cadre juridique ou religieux ?
Car le divorce n’est pas une invention moderne. Il a toujours existé, sous des formes multiples : répudiation, séparation rituelle, abandon toléré ou tabou formalisé. Ce qui a changé, c’est le sens que chaque époque et chaque culture lui a donné. Ce texte propose une plongée dans les racines invisibles de cette rupture : non pour la juger, mais pour la comprendre — et surtout, pour comprendre ce que nous en héritons, parfois sans le savoir.
I. L’illusion de la modernité : pourquoi le divorce reste tabou en 2025 ?
Quand Élisa, 34 ans, a quitté son mari à Paris en 2025, elle ne s’attendait pas à devenir l’héritière d’un silence ancestral. « Tu déshonores ta lignée », lui a dit sa mère. Cette phrase ne vient pas de nulle part. Elle est la résonance contemporaine d’un long conditionnement historique et culturel.
Le divorce, en France, est légalisé pour la première fois par la Révolution en 1792. Il symbolise alors une émancipation de l’Église et du pouvoir patriarcal. Mais cette avancée est aussitôt réprimée par Napoléon en 1804, qui restreint sévèrement les motifs autorisant la rupture. La Restauration monarchique l’interdit en 1816. Il faudra attendre la loi Naquet, en 1884, pour qu’il réintègre timidement le droit civil.
Cette répression constante crée un imaginaire où le divorce est synonyme d’échec, d’indignité. Il est rare, honteux, associé à la marginalité. En parallèle, les colonies françaises imposent ce modèle à des peuples où d'autres formes d’unions et de séparations existaient — souples, négociées, parfois ritualisées.
Aujourd’hui encore, bien que 45 % des mariages se soldent par une séparation dans plusieurs pays d’Europe, les mécanismes de rejet, d’invisibilisation ou de honte familiale perdurent. Ce n’est pas une contradiction, c’est une mémoire collective non digérée.
III. Colonisation, christianisation, et réécriture des normes conjugales
L’expansion coloniale a imposé une vision européenne du couple : patriarcale, monogame, indissoluble, sacralisée. Cette vision s’est appuyée sur des codes juridiques mais aussi sur une morale chrétienne associant divorce et péché, désordre ou anomie.
En Algérie coloniale, le droit musulman permettait aux femmes d’initier un divorce par le khol’. Mais à partir de 1883, l’administration française impose une judiciarisation de la procédure. La femme doit prouver des « fautes » du mari (violence, adultère, abandon) devant des juges français souvent peu informés du droit coutumier. Ce contrôle extérieur discrédite les procédures internes aux communautés, et pousse les femmes à rester dans des mariages délétères par peur du scandale.
À Madagascar, chez les Merina, le misintaka était une forme ancienne de divorce : une femme pouvait quitter son époux en emportant symboliquement une natte de couchage, ce qui actait la fin du lien. Cette séparation n’était pas honteuse, mais considérée comme un droit des lignées féminines. Le Code des colonies interdit ce rite en 1904, criminalisant toute femme qui s’enfuit sans autorisation judiciaire.
Dans les Antilles françaises, les esclaves réduits à des unions non reconnues légalement développaient leurs propres rituels de séparation, notamment à travers la transmission orale de « chants de rupture ». Mais après l’abolition, le Code civil s’impose, invalidant ces formes locales de régulation.
Ces politiques coloniales n’ont pas seulement nié le droit au divorce : elles ont effacé les langages symboliques par lesquels les sociétés racontaient et réparaient la rupture. Les conséquences sont encore visibles aujourd’hui dans des familles où le divorce reste « indicible », surtout pour les femmes.
IV. Le divorce dans les arbres généalogiques : quand la mémoire se fracture
En psychogénéalogie, les séparations non reconnues provoquent des "trous de mémoire" familiaux. Les noms des ex-conjoints disparaissent. Les enfants grandissent dans un climat de secret, où certains chapitres restent inaccessibles.
Ce refoulement produit des loyautés invisibles. Un petit-fils d’homme répudié va porter la blessure d’abandon, sans en connaître l’origine. Une femme dont la grand-mère a été humiliée après un divorce peut développer une peur irrationnelle de quitter son conjoint. L’angoisse ne vient pas d’un événement personnel, mais d’une mémoire émotionnelle enfouie.
Ces phénomènes ont été décrits par Anne Ancelin Schützenberger sous le nom de "répétitions transgénérationnelles". Le non-dit devient une dette émotionnelle que les descendants tentent de réparer à leur insu. Le symptôme prend alors la forme d’un empêchement : incapacité à s’engager, à rompre, à aimer sans culpabilité.
Certaines constellations familiales révèlent cette dynamique : on y découvre des "absents" dans la mémoire du clan — des divorcés effacés, des unions honteuses niées, des enfants de premières noces ignorés. Restaurer leur place, même symboliquement, permet souvent de débloquer des situations affectives contemporaines.
V. Les rituels de séparation à travers le monde : guérir sans effacer
Plusieurs cultures ont mis en place des rituels précis pour marquer la fin d’une union et éviter que la douleur ne se transmette.
Au Mexique, chez les Nahuas (jusqu’aux années 1960 dans les régions rurales du Guerrero et du Veracruz), le « rituel des deux chemins » (in tlachinolli in occepan) mettait en scène les deux époux marchant sur deux sentiers divergents, chacun bordé de pétales, de bougies et de figurines symbolisant les étapes de leur vie commune. À l’intersection finale, ils se saluaient une dernière fois. Ce rite visait à dissoudre les liens d’âme sans créer de malédiction ou de honte pour les lignées respectives. Il est aujourd’hui réinterprété dans certains cercles néo-ritualistes mexicains, comme un rite de fin de cycle.
Dans le Haut Atlas marocain, chez les Aït Bouguemez et les Aït Hdiddou (groupes berbères), certaines femmes répudiées sont honorées par une veillée d’“invocation des absents” (azkkar n wass), au cours de laquelle un récit chanté de leur vie conjugale est lu à voix haute devant les femmes du village. L’objectif est double : rendre sa dignité à la femme exclue et éviter que le divorce ne se traduise par une malédiction sur ses enfants. Cette pratique, marginale mais encore existante dans certains villages reculés (documentée jusqu’en 2005), s’inscrit dans une logique de réparation symbolique.
Chez les Tibétains d’Amdo (nord-est du Tibet), lorsqu’un couple ayant été uni par une khata (écharpe blanche de bénédiction) se sépare, il dénoue cette même écharpe en présence d’un lama ou d’un doyen. Chacun en garde une moitié pendant un cycle lunaire complet, puis la brûle lors d’un rituel de purification (sang-sol). Ce geste vise à libérer les dettes karmiques et à clore le lien avec gratitude. Le rite est encore pratiqué aujourd’hui dans certains monastères bouddhistes non réformés.
Ces rituels ont un but clair : reconnaître la fin, sans nier l’histoire. Ils servent à pacifier la mémoire, à empêcher que la haine ou le vide ne deviennent un legs. Leur disparition dans de nombreuses cultures laisse place à des ruptures brutes, silencieuses, propices à la honte ou à la répétition douloureuse.
VI. Et aujourd’hui ? Que reste-t-il des rituels ? Qu’est-ce qui les remplace ?
À l’heure où les sociétés occidentales ont relégué dans l’oubli les rituels de séparation, que reste-t-il pour signifier la fin d’un lien ?
Certains rituels se sont transformés ou ont migré dans des pratiques thérapeutiques ou communautaires ayant retrouvé leur dimension symbolique.
1. Les constellations familiales (inspirées de rituels africains et zoulous)
Développées dans les années 1990 par Bert Hellinger, ancien missionnaire en Afrique du Sud, les constellations familiales se fondent sur une vision systémique héritée de la philosophie bantoue de l’interdépendance (ubuntu). Lors d’une séance, les participants rejouent symboliquement des scènes familiales, sous la guidance d’un facilitateur. Lorsqu’un divorce non reconnu est mis en scène, il est fréquent que les "ex-conjoints" représentés échangent une parole, un geste, un regard — et soient repositionnés dans le champ familial. Ces pratiques, aujourd’hui répandues en Europe, au Brésil et en Afrique francophone, remplissent une fonction proche des rituels ancestraux : nommer, réintégrer, pacifier.
2. Les cercles de parole et de séparation (inspirés des traditions amérindiennes et afro-caribéennes)
De plus en plus présents dans les pratiques communautaires contemporaines, les cercles de séparation s’inspirent des cercles de parole des peuples autochtones (Ojibwés, Kogis, Lakotas) et des veillées créoles de confession collective. Dans certaines villes canadiennes ou belges, des groupes proposent des "rituels de divorce conscient" : chacun s’exprime sans interruption, les objets du couple (photos, alliances) sont symboliquement déposés ou transformés, une bougie est allumée, puis éteinte en fin de cérémonie. Ces pratiques visent à clore un cycle, à rendre visible l’acte de séparation sans le rejeter dans l’ombre.
3.Groupes de deuil du lien conjugal (modèle des "rituels de deuil blanc")
Inspirés des travaux d’Elisabeth Kübler-Ross sur le deuil non reconnu (grief disenfranchised), ces groupes accompagnent les séparations sur le modèle des rituels funéraires : reconnaissance de la perte, hommage, libération d’objets, création d’un autel temporaire, et formulation d’un engagement pour l’avenir. Ces groupes sont animés dans des cadres thérapeutiques (Belgique, France, Québec) et permettent à des personnes de vivre un temps symbolique de transition, souvent absent dans la société actuelle. Ils répondent à la même fonction que les cérémonies anciennes : honorer ce qui a été, accueillir ce qui ne sera plus.
4. Les ateliers de transmission biographique (reliés à la mémoire familiale)
Dans des institutions comme les Ateliers de l’Autobiographie (France, Suisse), ou dans les bibliothèques vivantes du Mexique et du Sénégal, il est proposé aux participants d’écrire ou transmettre le récit de leur rupture. Non comme une plainte, mais comme un fragment d’histoire. Loin des injonctions thérapeutiques, ces espaces redonnent une place aux ruptures comme expériences humaines transmissibles. Ces pratiques réactivent la logique du conte, de la chronique orale et du témoignage intergénérationnel. Ce sont des héritières directes des griots, des aèdes et des mères conteuses.
Ces pratiques ne prétendent pas remplacer les rituels anciens. Mais elles en reprennent les fonctions essentielles : rendre visible, offrir un cadre, permettre un passage, transmettre un sens. Leur force vient de leur ancrage dans la mémoire collective, et de leur reconnaissance croissante par les institutions éducatives, sociales et culturelles.
VIII. Conclusion : Réparer, ce n’est pas accuser
Le divorce, dans sa forme actuelle, n’est pas un accident moderne. Il est la pointe émergée d’un iceberg d’histoires enfouies, de violences conjugales rendues invisibles, de mariages imposés, de fidélités brisées. Ce n’est pas tant le divorce qui fait mal, mais ce que la famille en fait : un tabou, un silence, une mise à l’écart.
À force d’être niés, ces événements créent des lignes de fracture dans les généalogies : absents dans les arbres, les divorcés deviennent des absences dans la mémoire. Et ces absences sont des dettes que les descendants ressentent sans toujours comprendre. Cela peut se traduire par une impossibilité à aimer librement, à s’engager sans peur, à quitter sans se haïr.
Briser le tabou, c’est donc bien plus que raconter une histoire personnelle. C’est redonner à nos lignées la possibilité d’évoluer. C’est construire un récit qui autorise les ruptures, non comme des fautes, mais comme des passages. Un divorce raconté n’est pas un échec ; c’est un point d’inflexion. Un moment de bascule, à transmettre avec autant de soin qu’un mariage, une naissance ou une mort.
Et si demain, un enfant vous demandait : « Pourquoi vous vous êtes séparés ? », vous pourriez répondre, non plus avec gêne ou honte, mais avec cette phrase simple et puissante :
« Parce qu’il fallait que quelque chose s’arrête… pour que quelque chose d’autre puisse naître. »
Et si cette séparation n'était qu'une autre manière, parfois inconsciente, de répéter ou de contester les modèles conjugaux hérités ? Je vous invite à poursuivre la réflexion avec l’article : Mariage arrangé vs mariage moderne : et si nous reproduisions des schémas anciens ?
Sources
Anne Ancelin Schützenberger, Aïe, mes aïeux !, Desclée de Brouwer, 1993
Bert Hellinger, Les fondements des constellations familiales, Le Souffle d'Or, 2003
Françoise Héritier, Les structures élémentaires de la parenté revisitée, CNRS, 1974
J.J. Klor de Alva, "Toward a Political Ethnography of the Nahua", Current Anthropology, 1982
Lalla Khadija, Transmission et réparations dans les familles berbères, CNRS Éditions, 2017
Nyima Dorje, Symbolic Healing in Tibetan Rituals, Amdo Journal of Anthropology, 2015
Elisabeth Kübler-Ross, Questions et réponses sur la mort et les mourants, Albin Michel, 1993
Michael White & David Epston, Narrative Means to Therapeutic Ends, Norton, 1990
Serge Tisseron, Secrets de famille, Marabout, 2011
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Sophie
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