Quand la langue maternelle disparaît: impact psychogénéalogique des langues perdues (Irlande / Kurdistan / Botswana)
Dans de nombreuses régions du monde, les langues ne disparaissent pas seulement des dictionnaires : elles se retirent des maisons, des mémoires, des récits familiaux. Lorsque les mots des ancêtres cessent d’être transmis, ce n’est pas seulement un patrimoine linguistique qui s’éteint, mais un système complet de représentation du monde. La psychogénéalogie montre que cette perte impacte directement les descendants : difficultés à se définir, loyautés invisibles, sentiments de déracinement. L’ethnologie, elle, révèle comment ces mécanismes reposent sur des choix concrets faits dans un contexte sociopolitique bien précis. À travers trois terrains emblématiques – l’Irlande, le Kurdistan et le Botswana – cet article analyse comment une langue perdue peut poursuivre son action dans l’inconscient des générations, et pourquoi la recherche généalogique représente aujourd’hui un moyen de réparation nécessaire.
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Les langues sont plus que des outils de désignation : elles mettent en forme la réalité, structurent la manière dont une société perçoit le temps, le territoire, la mort, la filiation, le sacré.
Lorsqu’une langue disparaît, on pense souvent à une question de politique culturelle ou d’hégémonie linguistique. Or, un autre phénomène se joue à l’échelle microsociale : l’effacement progressif d’un idiome dans une famille entraîne une rupture dans la transmission des représentations — rupture dont les effets sont souvent invisibles mais bien présents dans les générations suivantes.
La sociologie a bien montré que la substitution linguistique est rarement spontanée. Elle est imposée, parfois par la force, parfois par l’intériorisation de la honte. L’ethnologie, de son côté, met en évidence que chaque langue charrie des pratiques symboliques (rites, noms, gestes codés) qui s’éteignent avec elle.
La psychogénéalogie, articulée à ces deux disciplines, permet de comprendre ce que deviennent ces pratiques une fois que la langue disparaît : elles ne disparaissent pas totalement, mais se déplacent, se transforment en symptômes, en comportements récurrents, en « loyautés invisibles ».
C’est ce mouvement que nous allons explorer à partir de trois terrains :
– l’Irlande, où le gaélique a été progressivement effacé par des politiques d’anglicisation ;
– le Kurdistan, où la langue kurde a été interdite au sein même du foyer ;
– le Botswana, où la disparition de certaines langues a coïncidé avec la perte des fonctions rituelles liées au territoire.
1. Irlande : le gaélique comme mémoire honteuse
Pendant près de trois siècles, le gaélique a constitué l’ossature linguistique, symbolique et juridique de la société irlandaise. Il structurait les liens de parenté (les termes de parenté ne correspondent pas exactement aux équivalents anglais : le même mot pouvait désigner un oncle paternel et un ancien mort resté protecteur).
À partir du XVIIᵉ siècle, l’anglicisation forcée, conjuguée à la Grande Famine, pousse de nombreuses familles à ne plus parler le gaélique à leurs enfants. Il ne s’agit pas d’un oubli involontaire, mais d’un choix de survie.
Or, cette décision entraîne un phénomène observable aujourd’hui encore :
un grand nombre de descendants ressentent une honte diffuse liée à leurs origines, sans en comprendre la source ;
le vocabulaire émotionnel se réduit : plusieurs psychothérapeutes irlandais soulignent que leurs patients parlent de la colère, mais ont du mal à nommer des nuances comme la tristesse, la patience ou la fierté — termes qui étaient très différenciés dans le gaélique traditionnel.
Du point de vue ethnologique, le gaélique ne constituait pas seulement un langage véhiculaire : il structurait un ensemble de conduites rituelles. Par exemple, la manière d’annoncer un décès suivait un protocole verbal très précis — la formule « Tá sé imithe » (il est parti) ne faisait pas qu’informer, elle situait symboliquement le défunt « entre deux mondes ».
Lorsque ces formules ont cessé d’être transmises, les pratiques funéraires ont été réduites à une dimension fonctionnelle — mais restent présentes, de façon « fantôme », dans le comportement des descendants. Dans certaines zones irlandaises, des chercheurs ont observé que l’on continue d’installer une chaise vide dans certaines veillées, sans toujours savoir que cela renvoie à l’expression gaélique ancienne « cathaoir an t-siúlóra » (“chaise pour le marcheur”, c’est-à-dire l’âme du mort en chemin). Ce phénomène est particulièrement intéressant : malgré la disparition de la langue, une partie du rituel s’est maintenue, mais a perdu sa signification consciente.Cette survivance rituelle sans langage correspond à ce que l’ethnologue Jean-Yves Boursier appelle une « continuité symbolique déplacée ». Elle se transmet non plus par les mots, mais par les gestes. Et tant que l’on ne rétablit pas le sens — par une enquête familiale ou généalogique —, ces gestes créent un “angle mort” dans la mémoire familiale, nourrissant une forme de loyauté silencieuse.
Autrement dit : ce n’est pas la langue seule qui disparaît, mais la capacité à interpréter les actes hérités. La psychogénéalogie montre que c’est précisément ce décalage entre geste conservé et sens perdu qui peut créer de l’anxiété, de l’auto-censure ou une difficulté à se situer émotionnellement — comme si la personne « continuait quelque chose » sans savoir pourquoi.
2. Kurdistan : la langue interdite comme héritage traumatique
Au Kurdistan turc, la langue kurde a été explicitement interdite dans la sphère publique jusqu’en 1991. Dans certaines régions, les familles n’avaient pas le droit de parler kurde au sein même de leur maison.
Pour protéger leurs enfants, de nombreux parents ont fait le choix de couper volontairement la transmission linguistique. Il s’agit d’un acte de loyauté inversée : on prive l’enfant d’un héritage pour le protéger d’une menace.
Sociologiquement, cela crée un phénomène bien identifié : les descendants, ne parlant pas kurde, ne peuvent pas s’inscrire pleinement dans un espace national (turc) qui les exclut malgré tout — ni dans leur espace d’origine, dont ils ne comprennent pas la langue.
Cette situation produit une double exclusion, un sentiment d’illégitimité à la fois dans la société et dans la lignée.
Sur le plan sociologique, ce phénomène de transmission coupée produit une forme de citoyenneté fragmentaire : les descendants ne maîtrisent pas la langue de la lignée, mais ne sont pas pleinement reconnus par l’État-nation dominant. La sociologue Asli Yılmaz parle de « subjectivité flottante » : les individus se sentent suspendus entre deux cadres d’appartenance, ni pleinement intégrés ni totalement exclus.
Dans les familles kurdes urbaines, ce flottement se traduit souvent par des parcours scolaires marqués par une forte valorisation de la réussite — comme si la réussite académique pouvait réparer ce sentiment d’illégitimité. La psychogénéalogie décrit cela comme un processus de réparation normative : les enfants développent des comportements de “bonne intégration”, mais éprouvent intérieurement une forme de vide identitaire.
Cette tension donne naissance à des comportements de recherche identitaire tardive, bien documentés ces vingt dernières années. Plusieurs études (notamment Lebbar, 2019) montrent que la seconde génération commence, vers 25–30 ans, à interroger ses parents et grands-parents sur les mots oubliés, les chansons, les proverbes. Certains entreprennent des cours intensifs de kurde, visitent les villages d’origine, ou collectionnent les fragments de discours entendus dans l’enfance.
Ces démarches ont une fonction psychogénéalogique claire : rétablir la continuité de la narration familiale. En d’autres termes, il ne s’agit pas seulement “d’apprendre la langue”, mais de récupérer la part de soi-même qui a été dissociée.
Plus étonnant encore : des psychologues kurdes ont observé que lorsque les jeunes réinvestissent ces codes linguistiques (même partiellement), certains symptômes anxieux diminuent. Autrement dit, la reconquête symbolique de la langue produit un effet de réparation psychique, même si la langue n’est pas totalement maîtrisée.
3. Botswana : quand disparaît la langue, le lien au territoire se défait
Dans certaines régions rurales du Botswana, la disparition progressive des langues autochtones (par exemple le sesarwa) a été liée à l’imposition de langues coloniales à l’école et dans l’administration.
Pour les ethnologues, cette substitution ne concerne pas seulement le langage mais un système rituel complet.
En effet, dans ces sociétés, le rapport au territoire ne passait pas par un discours juridique ou historique, mais par des formules rituelles (chants pour appeler la pluie, invocation des ancêtres pour demander une récolte, nomination des montagnes et des points d’eau avec des formules codées).
Lorsque la langue disparaît, ces chants cessent d’être transmis — et la nouvelle langue (anglais ou afrikaans) ne permet pas de les traduire.
Dans les sociétés botswanaises traditionnelles, chaque clan possédait un ensemble de mots réservés qu’on ne prononçait qu’en présence d’un aîné ou à des dates précises. Ces mots, parfois considérés comme “non traduisibles”, permettaient d’ouvrir un espace entre le vivant et les ancêtres.
Lorsque l’anglais s’est imposé comme langue dominante, ce système a progressivement disparu, non par interdiction explicite, mais par désuétude rituelle : les jeunes ne connaissant plus les mots, les anciens ont cessé les rituels, estimant qu’ils seraient incompris.
Or, dans les enquêtes ethnologiques contemporaines (Rakgokong, 2016), les descendants expliquent souvent ressentir un « vide » face au territoire, comme si certains lieux autrefois sacrés étaient devenus “muets”. Ce sentiment est renforcé par des dynamiques socio-économiques : urbanisation, migration interne, perte du statut symbolique des anciens.
Sociologiquement, cela produit une déconnexion entre l’espace géographique et l’espace symbolique, que les familles tentent parfois de compenser par des récits flous, comme : “nos ancêtres venaient de cette colline, mais on ne sait plus pourquoi elle comptait”.
Psychogénéalogiquement, on retrouve un mécanisme de recherche de sens par substitution : bon nombre de jeunes botswanais se tournent vers des mouvements spirituels extérieurs ou vers des systèmes symboliques importés (New Age, Églises évangéliques) pour combler cette vacance.
Ce n’est pas une simple “conversion” : c’est une stratégie de remplacement d’une fonction rituelle perdue.
Dans les cas où des familles entreprennent un travail de mémoire (par exemple, en reconstituant les toponymes locaux), les enquêtes montrent une revalorisation de la cohésion familiale et une réactivation du sentiment d’appartenance – même lorsque la langue n’est pas totalement restaurée.
Autrement dit : la récupération, même partielle, d’un vocabulaire autochtone réactive un système symbolique dormant, et restructure l’identité familiale sur plusieurs générations.
Conclusion
Dans ces trois exemples, la disparition d’une langue n’est pas un simple changement de vocabulaire : elle s’accompagne d’une transformation profonde du rapport au monde, à la transmission et à la place que chacun occupe dans la lignée.
En Irlande, la langue perdue laisse une trace de honte silencieuse et une difficulté à nommer les états émotionnels.
Au Kurdistan, la langue interdite se transmet sous forme de loyauté inversée et de sentiment d’illégitimité.
Au Botswana, la langue disparue efface la fonction rituelle des ancêtres, créant une rupture dans la continuité identitaire.
Ces effets se manifestent, parfois des générations plus tard, sous forme de déracinement intérieur, de quêtes identitaires tardives, et de symptômes de loyauté transgénérationnelle.
Or, la psychogénéalogie, articulée à l’ethnologie, montre qu’il est possible de réparer ces ruptures : en reconstituant l’histoire linguistique d’une lignée, en retraçant les décisions (volontaires ou contraintes) qui ont conduit à la rupture, en retrouvant un mot, un chant, un nom, on réactive une chaîne de sens.
Ce travail passe souvent par une démarche généalogique : interroger les anciens, retrouver des archives, écouter les rares enregistrements, noter les mots que l’on ne comprend pas mais que quelqu’un prononce encore dans la famille.Cette question de la langue n’est pas sans rappeler celle de l’alimentation : à travers les mots comme à travers les plats, nous continuons souvent – parfois malgré nous – à reproduire un héritage post-colonial. Si cette dimension vous intéresse, je vous invite à lire également l’article “Identité post-coloniale et héritage culinaire : pourquoi mangeons-nous encore comme nos ancêtres, même après des siècles ?”.
Et si interroger sa généalogie, ce n’était pas seulement chercher des dates ou des noms, mais retrouver des fragments de langue oubliée ?
Chaque mot perdu est un lieu invisible dans lequel un ancêtre parlait encore à ceux qui allaient venir.
Retracer ces langues, même partiellement, permet de restaurer la continuité du récit familial — et de transformer une rupture historique en ressource intérieure.
Sources
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Rakgokong, Mosetsanagape (2016). « Pratiques rituelles et effacement linguistique : étude de cas en milieu tswana ». Bulletin d’Ethnologie Africaine, n°27.
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Sophie
Je n’ai jamais cherché à me tourner vers le passé, jusqu’au jour où j’ai compris qu’il vivait déjà en moi. À travers des récits oubliés, j’ai trouvé des clés qui éclairent ma propre histoire. Depuis, ce lien avec mes ancêtres m’accompagne et me révèle chaque jour un peu plus qui je suis.